Je suis fils d’un agriculteur et je parle en tant que spécialiste du pastoralisme. Peu importe comment on va l’appeler, code agro-sylvo-pastoral ou tout simplement code agro-pastoral, le secteur a bel et bien besoin d’un cadre juridique. Déjà à l’époque coloniale une loi a été prise pour règlementer le nomadisme et la garde des animaux au Tchad. Je veux parler de la loi n°4 de 1959. Même sur le plan régional ou international, il y a un code pastoral en France, en Mauritanie, au Mali, au Niger pour ne citer que ceux-là. Je donnerai seulement deux raisons qui militent pour qu’on ait un code spécifique pour le pastoralisme : la première est économique et la seconde est sociale.
La première raison vient du fait que le Tchad est un grand pays d’élevage. Il compte plus de 20 millions de ruminants et on estime cependant à 80% la part du cheptel qui appartient à des systèmes pastoraux. Ces systèmes pastoraux font vivre 40% de la population et contribue à hauteur de 37% du PIB agricole, 20% du PIB national. Le capital constitué par l’élevage pastoral représenterait un montant de près de 1.000 milliards FCFA, engendrant un flux monétaire annuel de près de 140 milliards FCFA. En définitif, hors secteur pétrolier, il constitue la première contribution au PIB du pays car sa part dans les exportations du pays varie de 30% selon des estimations plus récentes et 82-83% des animaux exportés proviennent des systèmes pastoraux. Ça, ce sont des chiffres issus des résultats des études réalisées par nos chercheurs IRED (anciens Laboratoire de Farcha). Vous voyez, il est donc nécessaire et légitime que les pouvoirs publics interviennent au travers de politiques et des projets visant à sécuriser ce patrimoine national. Cela demande des investissements (hydraulique pastorale, marquage de tronçons des axes de transhumance) mais aussi un cadre légal adapté.
Pour la deuxième raison, vous n'êtes pas sans ignorer que sur l’ensemble du pays la cohabitation entre agriculteurs et éleveurs voire éleveurs-éleveurs constitue un sujet très préoccupant de nos jours. Si dans la zone soudanienne le conflit entre les deux communautés date des années 80, il convient de signaler qu’il existait déjà au Nord du pays. J’ouvre cette parenthèse pour enlever de l’esprit de certains qui considèrent ces conflits à tort à ce qu’on a l’habitude d’appeler au Tchad l’antagonisme Nord-Sud. En se référant à l’histoire, le conflit entre agriculteurs et éleveurs qui a fait plus de victimes environ 120 morts à l’arme blanche s’est déroulé au Nord précisément à Oum-Hadjer dans le Batha en 1947. C’est dire que le conflit existe aussi bien au Nord qu’au Sud avec peut être le même ampleur, si non plus. Mais tout ceci découle en partie de la mauvaise gestion du phénomène. Dès l’époque coloniale, le Tchad s’est trouvé face à une situation de dualité juridique entre les droits coutumiers basés sur la tradition et mis en œuvre par des pouvoirs locaux, et les droits dits modernes relatifs à la législation nationale. S’ajoutent à ces deux sources de droits le droit islamique issu de la Shari’a. Ce pluralisme juridique se complexifie davantage par une pluralité d’instances d’arbitrage. Sur le terrain, les acteurs se réfèrent tantôt au droit moderne inspiré de l’ancienne législation coloniale, tantôt au droit coutumier et/ou islamique. Face à ce pluralisme, la gestion des conflits liés à l’utilisation des ressources et les stratégies des populations relèvent souvent de l’opportunisme et de la recherche d’un équilibre ponctuel et circonstanciel. Il ne s’agit plus de la cohabitation entre différentes sources de droit confrontant leurs logiques, mais d’une combinaison complexe et incohérente dans lequel chacun vient puiser à sa guise au gré de rapports de forces locaux. En effet, chaque système normatif est animé par une logique qui lui est propre, et rencontre des enjeux socio-économiques et politiques spécifiques pour diverses catégories d’acteurs. Face à cela, il faut un texte juridique qui sécurise les différents utilisateurs des ressources naturelles et facilite les concertations. Le code pastoral apparait comme outils de sécurisation des productions agro-sylvo pastorales
Ce sont surtout ces deux raisons qui m’amènent à soutenir le projet d’un code pastoral. En plus au Tchad, Il est important de préciser avant tout, qui nous qualifions d’éleveur ou d’agriculteur. Aujourd’hui, la distinction entre éleveur et agriculteur sur le terrain ne paraît pas évidente. Les activités agricoles et d’élevage coexistent, bien que certains s’affirment avant tout, éleveurs et d’autres prioritairement agriculteurs. Il reste pour une grande partie des ménages, ces deux activités coexistent avec équilibre. Sur l’ensemble du pays, il reste aussi tout exceptionnel de rencontrer des éleveurs ne mettant pas des champs en culture que des agriculteurs ne gérant pas quelques têtes de bétail. Si aujourd’hui, un mode de production caractérise encore divers groupes sociaux, la tendance va dans le sens de la complexification.
Disons aussi qu’un code pastoral n’est pas un plan de développement de l’élevage. Le Ministère en charge du développement de l’élevage a élaboré un Plan National de Développement de l’Elevage qui retrace la vision globale du développement de l’élevage au Tchad. Cette politique est conçue à partir de la distinction entre élevage d’inspiration pastorale et un élevage de type intensif. La réponse à la demande croissante en produits de l’élevage nécessite à la fois la promotion de l’élevage pastoral transhumant qui nous permet de valoriser à moindre coût une moitié de notre territoire et la recherche d’une bonne articulation avec les différentes formes d’élevage qui se développent en zone agricole et autour des villes.
SOUGNABE Pabamé, Expert en appui à la Plateforme Pastorale